Ombre sur ombre ils ont bâti les prisons
Les maisons closes du vice et de la bonne parole
Ombre sur ombre ils ont proclamé que l’homme
N’était que la chienlit du temps
Ils promettaient le pain et le sel
La luxuriante imagerie du vin
Ombre sur ombre ils ont adoré les statues
Grimaçantes dans les temples de la corruption
Ils ont ligoté l’esprit aux chaines abjectes des lois
Ombre sur ombre ils ont perquisitionné
Dans les chambres ardentes du vent
Ils ont pénétré dans l’intimité de la mer
Ils ont conquis le royaume des taupes
Une bave épaisse faisait luire leurs dents
Horribles dans leur innocence simulée
Ils réinventent l’apocalypse au jour le jour
Sur les murs de la terre en lettres de feu et de sang
Ils inscrivent les mots d’ordre des famines
Ils décrètent l’état d’urgence
Contre les libertés capitales
Ils inscrivent les mots d’ordre des famines
Ils décrètent l’état d’urgence
Contre les libertés capitales
Mais nous jaillirons des décombres
Nous les gouverneurs de la rosée
Les bergers d’astres
Nous jaillirons du vide où ils nous ont rejetés
Porteurs d’étendards et charmeurs de serpents
Et doucement doucement pour qu’ils prennent peur
Nous nous assoirons sur leurs faces de ténèbres
André Laude *
Biographie émouvante à lire sur le site de la revue Ballast (http://www.revue-ballast.fr/andre-laude-poete-anarchiste/)
Extrait :
André Laude était un homme secret creusé par le regret ; il portait son
enfer dans sa chair comme promesse d’un paradis terrestre. Dès la fin
des années 1970, je croisais souvent son chemin nocturne dans le Marais,
rue des Rosiers, rue Sainte Croix de la Bretonnerie, rue Nicolas
Flamel… Les épaules rentrées, les poches bourrées de journaux, de
boulettes de papier qu’il triturait compulsivement — tel un enfant angoissé —
du bout de ses doigts maigres et de poèmes griffonnés à la hâte, il
avançait en lui-même entre les reflets assassins qui traquaient chacun
de ces pas dans le labyrinthe parisien qui se refermait sur lui juste
avant qu’il n’atteigne le Point du Jour. Ses rades, ses havres d’amitié
s’appelaient alors La Tartine, Le Rendez-vous des Amis, Le Fer à Cheval, Le Volcan du Roi de Sicile…
Je me souviens d’un homme tenaillé par la faim inapaisable d’un monde
plus juste, un homme qui endossait la responsabilité du meilleur et du
pire, un homme couronné de poésie qui portait le deuil de la révolution
fraternelle à laquelle il s’était voué jusqu’à l’incandescence, jusqu’à
s’auto-incinérer.
Le 24 juin 1995, sur Le Marché de la Poésie
où je m’étais rendu dans le seul but de le retrouver (j’habitais Nice
depuis 1991), la nouvelle de sa mort s’abattit sur ma nuque alors que je
venais à peine d’arriver : il s’était effondré, dans une mansarde de la
rue de Belleville, où il avait trouvé un refuge provisoire. Sur sa
table de travail, son ultime poème, encadré par deux oiseaux tracés à
l’encre rouge. Un adieu aussi bouleversant que définitif :
Ne comptez pas sur moi
je ne reviendrai jamais
Je siège déjà là-haut
parmi les Élus
près des astres froids
je ne reviendrai jamais
Je siège déjà là-haut
parmi les Élus
près des astres froids
Ce que je quitte n’a pas de nom
Ce qui m’attend n’en a pas non plus
Du sombre au sombre j’ai fait
un chemin de pèlerin
Je m’éloigne totalement sans voix
le vécu mille et mille fois
m’a brisé, vaincu.
Ce qui m’attend n’en a pas non plus
Du sombre au sombre j’ai fait
un chemin de pèlerin
Je m’éloigne totalement sans voix
le vécu mille et mille fois
m’a brisé, vaincu.
Moi le fils des rois.
André Laude aura connu, durant ses cinquante neuf années sur cette planète « bleue comme une orange
», le martyr de ceux qui ne renoncent jamais à la beauté folle de
l’amour sur la terre. Il est mort les yeux ouverts, en écrivant.
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