Le cri des pavés 1894 - STEINLEN |
À vendre! Liquidation totale! Tout doit disparaître! Soldes monstres!
Tout
est à vendre. À vendre l'aciérie, à vendre l'acier, à vendre les
travailleurs, à vendre les bagnoles, à vendre les cocottes minutes, à
vendre la morale, à vendre la vertu, à vendre les combats, à vendre.
À
vendre les quatre éléments, la terre, l'eau, le feu et l'air, à vendre
l'homme et ses enfants, à vendre les yaourts et les médias.
À
vendre l'amour, la tôle inoxydable, les tondeuses à gazon et les
révolutions, à vendre les portables, les macs, et la démocratie.
À vendre les pavés, les dvds, la choucroute et la bière-pression !
On a du mal à imaginer sa propre mort.
La
molette de l'ancien haut-fourneau est exposée sur la pente du talus
comme un monument funéraire, un rappel de toutes les forces qui se sont
épuisées dans la production métallique, une prémonition de la fin.
La
roue de la croissance a tourné. La roue de la fortune a désigné les
nouveaux bénéficiaires, au Brésil, en Chine, en Inde, en Belgique.
Le
libre-échange: un Genk pour un Vilvoorde, trois autobus contre un
charter, deux barils de lessive contre un lavage de cerveau.
Le train du progrès est passé par ici, il repassera par là. On ne l'arrête pas. On peut juste le retarder un instant.
On
marche sur le macadam. Pour un moment, on remplace le défilé incessant
des poids lourds, qui d'ailleurs s'arrêtera bientôt. Les ponts, les
infrastructures, les ronds-points financés par le travail ouvrier
serviront à d'autres migrations...
On est plus triste que révolté. On souffre. On se soumet. On se résigne.
Les
cahiers de revendications peuvent de nouveau s'appeler cahiers de
doléances. On ne parle plus de Rosa Luxemburg et des martyrs de Chicago.
Le
mur de l'usine qui voyait défiler les escadrons de cyclistes sortant ou
arrivant au Grand Poste, le mur sur lequel s'appuyaient autrefois les
éventaires des forains, des commerçants du marché, le mur est toujours
là.
Bientôt, il séparera les vivants et les morts.
On voit le squelette de Miss Métallo. On peut commencer à compter ses os.
À Isbergues, la Bourse du Travail donne sur la place du marché.
Le
Marché a supplanté le marché. Les légumes sont devenus des actions.
Tout est Super: le marché, les structures, les héros, les logiciels, les
virus, les 4 X 4, le loto...
Descendue de son
vélo, la ménagère se retourne, elle voit le défilé se mettre en place,
elle entend le crissement des roues de bicyclette, elle entend la
sirène, la sortie à midi, elle ne remplira plus son cabas dans les
épiceries disparues de la rue Roger Salengro.
Depuis
1882, la surface communale dévolue aux champs, à la nature, a diminué
inexorablement. Les hauts fourneaux ont été jetés à bas dans les années
soixante et l'air est devenu moins poussiéreux.
L'électricité de l'aciérie électrique vient du bord de mer, de Gravelines.
On défile entre des rails d'acier et des rangées de graminées sauvages.
Les
slogans sont simples. "J'ai cotisé, j'ai travaillé, j'ai droit à la
retraite, j'ai droit à la sécurité. J'ai droit, j'ai le droit." Tout le
monde a des droits. Personne n'a de devoirs, sauf parfois certains
écoliers... Nombreux sont ceux qui savent ce qui est bon pour les
hommes.
On arpente les rues portant les noms des
mythiques défenseurs de l'ouvrier, Léon Blum, Emile Basly, Roger
Salengro, Louise Michel (tiens, une femme!)... La rue Paul Lafargue,
celle du droit à la paresse, est un peu excentrée, plutôt dans les
champs, de l'autre côté du canal, de l'autre côté de l'usine...
Bientôt, sans doute, on arpentera la rue du Sidérurgiste Inconnu.
F.
V. travaillait au déchargement des wagons de minerai, 40 tonnes à la
pelle, à la force des bras. Il était fier de sa force, fier de son
travail, il n'avait pas son pareil pour fabriquer un fermain à partir
d'un ressort d'essieu.
À ch'momint là, ché
métallos avec leu muzett' su chl'épaule, i z'allot' tertous travailler à
pied, in vélo ou bin cor' avec des carettes à tchien.
Ancien
de 14-18, retraité à 65 ans, F. V. est mort à 86 ans avec médaille du
travail et légion d'honneur. Il n'aura pas vécu la mort de son usine.
Il
n'y a plus de passé, plus de mémoire, plus d'avenir, plus de vision,
juste un présent éphémère et gris, on va droit devant, on va dans le
progrès, on marche dans le développement, au jour le jour, dans
l'économie mondialisée, dans la croissance imbécile et sans but.
In croyot qcha allot toudi durer. On ne voit plus la mort venir, on la cache jusqu'à ce qu'un jour elle vous saute au cou.
1882-2003,
c'est une longue vie. Mais une aciérie électrique qu'on débranche à 32
ans, dans la force de l'âge, c'est triste à en mourir, et
comparativement, guère plus long que la durée de vie d'une machine à
laver.
On croit être une sculpture fondue dans un métal inaltérable, mais on n'est qu'un tas de ferraille couvert de rouille.
Bientôt
le désert. Plus d'aciérie, plus de sidérurgistes, plus de fêtes de
saint-Eloi, plus de sous-traitants, maltraités les sous-traitants,
soustraits, sous-traités, pas de plan, comme on dit, social... pour eux,
plus d'écoles, plus de commerces, la rue Salengro en peau de chagrin.
Mais l'acier continue, la coulée continue, ailleurs...
La
rage au coeur on va expliquer aux techniciens et aux ouvriers belges
les procédés de fabrication, on leur transfuse le savoir... une
mondialisation vampirique.
Les sidérurgistes en
colère avancent vers l'Est dans les autocars affrétés par la
Municipalité, sur l'autoroute de Wallonie à travers les paysages
anéantis du Borinage, vers le grand-duché du Luxembourg, vers le château
du Seigneur Arbed, les Princes d'Arcelor.
Des
pauvres, prolétaires de tous pays, traversent le Pas-de-Calais pour
franchir le Pas-de-Calais. Ils viennent de l'Est, de l'Extrême-Orient,
du Moyen-Orient, de Roumanie, de Chine, d'Irak, d'Afghanistan ou du
Kurdistan.
On va peut-être travailler à Dunkerque, s'exiler à Genk, ou errer dans les rues de Calais... entre Sangatte et Blériot-Plage.
L'actionnariat
international s'est uni. Il y a gagné des dividendes. Ceux qui
croyaient perdre leurs chaînes en ont gagné d'autres, TF1, A2, FR3,
câble, bouquet satellite et internet. On pourra regarder la manif à la
télé en rentrant, si les journalistes daignent en parler.
Les mêmes autocars transporteront demain des touristes et des retraités vers le Sud.
On n'a pas réussi à rentrer dans le château du Comte Arbed. Le siège social sera transféré à Moulinsart, l'usine à Genk.
Les
actions des ouvriers voyagent aussi, tout le monde peut participer. Au
bout du compte, il y a une majorité de perdants sur la planète
déboussolée, dégradée, dévastée.
Le vent fait
flotter les drapeaux rouges et les tiges d'herbes folles. Frisson
d'illégalité, on marche au milieu de la route, on bloque un T.E.R., on
coince un moment la machine.
C'est le parcours du coeur, le parcours de la colère, le parcours de la tristesse.
On
peut changer les rôles, chacun son tour s'asseoir à la terrasse des
cafés pour regarder passer le défilé. On paie chacun sa tournée, on fait
circuler l'argent.
Occuper la rue est une
transgression éphémère. Depuis bien longtemps, même les enfants ne
jouent plus sur la rue, trop de morts accidentelles. Et puis la console
est un jeu intérieur. La famille aussi est minée par le marché.
On vit une époque de barbarie réfléchie.
L'âge
du fer c'est terminé. On entre dans l'âge numérique, les décisions se
prennent entre les terminaux d'ordinateur. Les chiffres déterminent le
destin des hommes, de la planète.
La rationalité à tout prix est une force dangereuse qui sape la vie.
C'est le règne du flux tendu! Le juste à temps! La mondialisation de la marchandise!
On défile avec sur le dos, sur la poitrine et sur le front les sigles des centrales ouvrières.
Les gardiens de l'ordre forment une muraille d'acier et de plexiglas de chaque côté des chars canons à eau.
Barrière
d'acier, barrière d'usine. Les barrières ne se relèvent plus, elles
glissent sur leurs rails. Bientôt, elles rouilleront.
Peut-être transformera-t-on le site en espace de culture ou de loisirs. Les terrils sont devenus des pistes de ski.
Les
paysans ont quitté la terre pour s'embaucher dans l'industrie. Leurs
enfants se sont parfois engagés dans les forces républicaines de la
sécurité. Déjà certains fils de sidérurgistes envisagent de faire
carrière dans la police, l'armée ou la gendarmerie...
Le
monde continue. On remballe les pancartes, on enroule les calicots et
les drapeaux. On se tait. Les loisirs et la culture obligatoire
donneront du supplément d'âme, d'amertume pour cautériser les blessures.
La dignité humaine n'est plus dans la pensée. Ce sont les brutes qui règnent maintenant, triomphalement.
On
recycle la ferraille, on recycle les ferrailleurs. Le développement est
durable comme l'éternité éphémère, la guerre pacifique. Seuls les
lapins croient au développement durable.
L'internationalisme
prolétarien n'existe plus, mais l'internationale des actionnaires est
toujours active, sans patrie, sans morale, sans scrupule.
On est tous au service de la démocratie, du patron à l'ouvrier, du C.R.S. au politicien. On n'est pas des philanthropes.
L'abrutissement télévisuel, la propagande médiatique, l'anesthésie politique ont émoussé la faculté de colère.
Parfois,
la colère se concentre, elle s'européanise, on franchit un cran. La
démocratie s'adapte, les polices citoyennes collaborent. On s'échange
des stratégies. On concentre. On rentabilise.
On calcule... On accuse. On accuse le coup. On n'a rien vu venir. On coule.
Printemps 2004
Source : Action poétique n°178
Printemps 2004
Source : Action poétique n°178
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