Ce texte de Paul Éluard a été enregistré clandestinement sur disque,
dans les studios de la Radiodiffusion Française, à la fin de 1943. Il a été
publié pour la première fois dans « Les Lettres Françaises » du 5 décembre
1952.
Misère 1896 - Steinlen |
Parce que tu es bon
et juste, parce que tu es mon frère, que mon chagrin et mon vin sont les tiens,
parce que dans les yeux de la femme aimée tu vois tout un jardin bougeant dans le
ciel, parce que l’herbe te bouleverse quand elle te transmet, dans sa fraicheur
unique, les pulsations du monde, parce qu’une étoile qui bat te laisse croire à
une larme, et que ton chien revient tout chaud d’une course sur la route qui
est belle, comme toutes les routes, parce que sachant aimer tu as su
comprendre, parce que tu n’es ni humilié ni assombri, parce que tu n’as pas
honte, mais que tu es fier et droit et porteur d’un jour sans pareil, parce que
tu hais la guerre, camarade, mon frère, tu ne dois pas oublier, tu dois imposer
ta loi et répondre au malheur. Il ne s’agit pas ici du ridicule Minotaure aux
moustaches de deuil en vingt-quatre heures, ni du porc si classiquement chamarré
qu’on ne devrait qu’en vomir depuis le temps qu’on en rit, ni des gueules qui
les écussonnent dans une mythologie de voyous et d’imbéciles, ceux-là leur sort
est fixé : la mort instantanée est ce qu’ils peuvent souhaiter de plus doux. Il
ne s’agit pas non plus des serviteurs de la croix aux branches écrasées par le
chaos du crime, des meurtriers qui ont souillé la neige et changé les printemps
en cimetières, ceux-là, camarade, tu sauras leur enfoncer le mufle à grands coups
d’essieux et de pioches, et tu trouveras dans leur pays même du monde pour
t’aider.
Debout, camarade,
montre la force vraie à ces impuissants cycliques dont la faiblesse ensanglante
tout ce qui est beau et bon, tout ce qui vit.
Camarade, mon
frère, il s’agit pour toi de nettoyer le sol où tu vis de la vermine qui le
recouvre comme un tapis d’ordures. Il s’agit de ne rien oublier au jour de la
vengeance. Il s’agit d’écraser les traitres dans la boue dont ils tirèrent leur
bien-être. Il s’agit de châtier ceux qui donnèrent la main aux bourreaux. Honte
à ceux que ne révoltèrent point les avis affichés dans les couloirs du métro et
mort à ceux qui s’en réjouirent. Car toi, camarade, tu as encore dans l’oreille
le bruit des fusillades qui te privèrent de tes frères, tu as encore dans les
yeux le désespoir et le malheur qui déferlèrent dans la rue.
Emprisonnés, vengez
vos compagnons disparus, vengez ceux qui furent déportés, persécutés, ceux qui
touchèrent au fond de la douleur. Qu’ils portent à leur tour un signe
d’infamie, ceux qui supportèrent le port de l’étoile jaune, ceux qui
profitèrent des ruines, des pillages et des disparitions subites. Souvenons-nous
de ceux qui tendent l’oreille pour vous livrer, de ceux qui écoutent aux
portes, de ceux qui donnent leurs voisins. Souvenons-nous de tous ces policiers
bénévoles qui guettent le soldat malheureux, le fugitif traqué. Souvenons-nous de
ceux qui étalent dans les journaux leur insuffisance, leur dénonciation, leur
prose de valets, de ceux qui mentent, ironisent et bavent à la radio pour des
prix de misère réglés avec la vie des autres, et des propagateurs de leur
venin, les auditeurs fervents et crétins de la "Rose des Vents". Ah !
Que payent aussi cette fois la petite lâcheté, la bassesse prudente, l’opportunisme
taché de sang.
Camarade
intellectuel, n’oublions pas ces incorrigibles bavards, ces arrivistes miteux
qui pour une place à prendre perdent ce qui leur reste d’honneur. Camarade,
n’oublions pas ceux qui s’inscrivirent au parti des canailles par peur, par intérêt,
ceux qui surent faire régner durant d’obscures saisons une paralysante terreur
née de la faim et du froid.
Camarade,
dressons-nous bientôt, car bientôt nous nous retrouverons et gardons-nous alors
de ne rien égarer des merveilleux lieux communs de la nature. Écoutez ces
vocables perdus, ces lambeaux arrachés à la vie, beaux en eux-mêmes comme des
aveux d’amour. Souvenez-vous que pour chacun de nous, pour nous tous, camarade,
il y a l’éclat du printemps, la rousseur de l’automne, le vent dans les bois et
les fantômes poignants des chairs adorées, les sables miroitants des marées basses
et les chevelures dansantes des jeunes filles, la main d’un ami et la saveur
d’un vin autour d’une table au soleil, le satin d’une feuille et celui de la
nuque d’un enfant, l’entrecôte saignante dans la faïence et les rires dans les
cuisines, la ronde des mots vivants autour d’un feu de bois, les peupliers si
lents dans le ciel sur l’eau. Il y a toute la douceur de tout, toutes ces
merveilles qui sont en nous et qui doivent être à nous, nous qui sommes les
citoyens du monde. C’est au nom de tous ces trésors évidents, au nom de l’amour
qui sort de tout cela comme une inondation, au nom du plaisir, au nom de toutes
ces forces qui sont faites pour s’aimer, au nom de tous ces hommes qui se
comprendront quand ils vivront mieux, qu’il faut être dur et sévère, qu’il faut
punir, qu’il faut châtier tous ceux qui tentent de s’approprier ces biens en
échange de la sueur et du sang des autres, afin que nous ne soyons plus dépaysés
parmi les fleurs à leur tour éblouies, que ces trésors soient notre apanage et
qu’on ne nous les prenne plus.
Paul ÉLUARD
Source : Action poétique n°1
Source : Action poétique n°1
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