Un homme en costume noir
attendait à une table éloignée du comptoir ; il n’avait pas touché à son
café et ses œufs s’étaient figés sur la faïence craquelée de la petite assiette
posée devant lui. Il fumait cigarette sur cigarette, les yeux perdus dans les ombres
blanches. Une jeune femme entra. En s’ouvrant, la porte fit doucement vibrer la
clochette de porcelaine pendue au plafond par une petite chaîne. D’un coup, les
yeux de l’homme s’éclaircirent ; il expira une dernière fois la fumée et
écrasa sa cigarette à moitié consumée au milieu d’un jaune d’œuf.
C’était le genre de petit
snack-restaurant dans lequel on changeait aussi souvent l’huile de la friteuse
que le cuir des banquettes. Derrière le comptoir, un vieil homme attendait la
mue prochaine de sa peau fripée. Nonchalamment, il jouait un air de jazz avec
les grands verres à bière, les frottant, les cognant sous l’eau. Tout d’un
coup, un verre lui échappa et se cassa.
La jeune femme pencha légèrement
la tête, observa les quelques clients. Un couple s’engueulait à une
table ; un poivrot essayait de se rappeler sa vie dans un miroir de
bourbon ; trois adolescents étaient initiés à leur premier verre de bière
par une grand-mère ; un homme assis à une table près de l’entrée écrivait dans
un grand cahier d’écolier, une canne de nacre sur les genoux.
Elle s’avança vers l’homme en
costume noir. C’était une jeune femme d’une vingtaine d’années, cheveux courts,
ni maquillage, ni bijoux. Son caractère se trouvait dans la banalité de son
apparence, non pas dans l’exploitation et l’exhibition de ce qui l’aurait
classée dans la catégorie des belles filles. Elle était habillée d’un pantalon
de toile noir, de sobres chaussures de ville marrons élimées, d’une chemise à
carreaux dans les bleus pastels, et d’un sweat shirt gris à capuche. Ses goûts
auraient pu passer pour de la simplicité, mais il y a une simplicité qui est la
plus grande des sophistications.
Arrivée à la table, elle
s’adressa à l’homme en costume noir.
« Je m’appelle Matilda, je
crois que nous avons rendez-vous. Vous permettez que je m’assois ? »
« Je vous offre un
café ? »
« Dans mon état, cela ne
serait pas raisonnable. Est-ce que je peux vous demander de ne pas
fumer ? »
« Bien sûr, pas de
problème. »
L’homme rangea son paquet de
cigarettes dans sa poche, tout en agitant une main pour dissiper la fumée. Il
l’observait, incrédule.
-« Oui ? » dit
Matilda en souriant.
« Rien, c’est juste que je
ne vous imaginais pas… comme ça. »
« C’est à dire ? »
« Eh bien, vous êtes
charmante, et jeune, enfin vous êtes magnifique. »
« Merci. »
« Ma femme a eu raison de
vous engager. Elle a toujours eu bon goût. J’avais peur de tomber sur quelqu’un
de plus rustre. Vous voulez qu’on commence maintenant ? »
« Prenez votre temps, buvez
votre café. Je ne suis pas payée à l’heure. »
L’homme fixa le tourbillon dans
sa tasse de café crée par le mouvement de sa petite cuillère. La clochette
tintinnabula, un client sortit du bar. Le vieux barman ramassait les larges
morceaux de verre cassé.
« Vous voulez le faire
ici ? »
« Il y a un enfant au bar,
ça n’est pas un spectacle pour lui. En général, les toilettes sont plus
appropriées. Toilettes pour dames, vu le quartier, ça doit être une contrée
inexplorée. »
L’homme vida son café et déposa
quelques billets sur la table. Il se leva, un peu fébrile, suivi de la jeune
femme. Matilda s’arrêta devant le juke-box.
« Choisissez une chanson,
dit-elle, bienveillante, mettant une pièce dans la machine. »
L’homme se pencha sur la vitre
sale et rayée et appuya sur deux boutons. Le juke-box s’alluma et commença à
vibrer. Le bras articulé tira un vinyle et le posa sur le tourne-disque. "Try a
little tenderness" par Otis Redding.
« Je ne suis pas une fan
d’Otis Redding, dit Matilda, mais cette chanson est superbe. »
« C’est notre chanson, à ma
femme et moi, nous nous sommes rencontrés sur cette chanson. »
Ils pénétrèrent dans les
toilettes pour dames. Matilda actionna l’interrupteur. Les néons s’allumèrent,
brûlant vifs les familles de moucherons et de papillons de nuit qui avaient cru
avoir enfin gagné leur tranquillité de propriétaires sur les tubes. La pièce
était d’un vert marais ; le carrelage blanc, maintenant taché des cadavres
d’insectes, semblait avaler la lumière des néons. Matilda et l’homme en costume
noir se faisaient face.
« Vous avez une
préférence ? demanda Matilda après avoir bloqué la porte avec un
balai. »
« Comment… comment
ça ? »
« Oui, enfin, vous préférez
debout, assis… »
« Je ne sais pas… Comme vous
faîtes d’habitude. »
« Alors ce sera
debout. »
Soudainement Matilda flancha.
Elle se précipita au lavabo et vomit. L’homme, inquiet, s’approcha.
« Vous êtes
malade ? »
« Ce n’est rien, dit Matilda
essuyant son menton, ce n’est rien. Je suis enceinte, c’est tout, c’est normal.
Ma gynéco dit que c’est normal. »
« Toutes mes félicitations…
C’est un garçon ou une fille ? »
« Pour l’instant, c’est un
têtard, je ne suis enceinte que de quatre semaines. »
« Vous avez une idée de
prénom ? »
« Pas précisément. Vous
savez nous ne voyons pas de prénoms vraiment fantastiques mon mari et moi…
Alors on a commencé à faire une liste des prénoms que l’on ne voudrait pas
donner à notre enfant, pour déblayer le terrain, et garder les meilleurs pour,
enfin, faire notre choix. Vous voulez bien me donner votre avis ? »
Matilda sortit une feuille
froissée de la poche de sa veste. L’homme la regardait, nerveux et mal à
l’aise.
« La liste des pires
prénoms… commença Matilda en tendant le papier à l’homme. Quand je dis «pires
prénoms », ce n’est pas que l’on trouve ces prénoms moches, non, pas
forcément, simplement ce ne sont pas des prénoms qui peuvent aller à notre
enfant. Ludwig est dans cette liste, ça ne m’empêche pas de penser que c’est un
prénom qui va très bien à d’autres : Ludwig van Beethoven, ça marche très
bien, Sean van Beethoven, ça aurait craint. »
« Vous voulez dire que les
prénoms sont adaptés aux caractères. »
« Oui, ou alors les
caractères s’adaptent aux prénoms. Vous vous appelez Tod, n’est-ce pas. Tod, ça
vous va. Stanislas, ça n’aurait pas pu vous aller, Stan à la limite, mais pas
Stanislas. Comme moi, je n’aurais pas pu m’appeler Kimberley. »
« Vous êtes mariée,
n’est-ce-pas ? Pardonnez-moi si je suis indiscret, mais c’est bizarre
d’être mariée par rapport à votre profession, non ? Qu’en pense votre
mari ? »
« Mon mari trouve très
bizarre que la terre tourne autour du soleil ou que les chewing-gums à la
menthe fassent froid dans la bouche. Mon métier me plaît, c’est la seule chose
qui compte pour lui. On y va ? »
« Je suis prêt… je suis
prêt. »
L’homme ferma sa veste, serra le
nœud de sa cravate et se passa la main dans les cheveux. Matilda sortit un
revolver de l’intérieur de sa veste ; elle vérifia le chargeur.
« Chouette costume »,
dit-elle.
« Il vous plaît ?
L’homme était visiblement flatté et fier. Je l’ai acheté spécialement pour
l’occasion. C’est un peu bête à dire, mais je ne voulais pas mourir dans de
vieux vêtements sales… Je n’ai jamais vraiment fait attention à la façon dont
je m’habillais. Je dois même avouer que je pouvais garder les même affaires plusieurs
jours. Aujourd’hui j’ai honte, je me rends compte que ce n’est pas propre. Je
sais que ma femme a du supporter tout ça, mais elle m’aimait, alors elle ne
voulait pas me vexer en disant que je puais des pieds ou que ma transpiration
la gênait… mais elle aurait du, parce que quand on aime vraiment quelqu’un, il
faut lui dire des choses pas agréables, parfois. Vous, les femmes, vous nous
aimez trop, alors qu’on ne vous mérite pas. C’est ce que j’ai dit à ma femme
tout à l’heure, elle a pleuré, elle a pleuré et j’avais l’impression que ses
larmes étaient des diamants, et c’étaient des diamants parce que c’est logique
que des yeux d’une femme avec un cœur d’or sortent des diamants… Je suis ému,
excusez-moi… J’ai même mis du parfum, le parfum le plus cher que j’ai pu
trouver. Je me suis rasé, ne croyez pas que j’ai voulu me suicider… c’est bête,
ces coupures, j’avais le trac… Je suis allé chez le coiffeur aussi, pour moi
c’est un peu comme si j’allais à ma communion, le coiffeur lui il pensait que
j’allais à un mariage (un petit rire sortit de sa gorge). Tout ça, c’est pas
seulement pour moi, c’est une question de respect, ça veut dire que non
seulement maintenant en respectant mon corps je me respecte, mais en plus je
respecte les autres. Je me suis dit que la personne qui allait me tuer, elle
sera flattée si je suis présentable, si je sens bon, elle verra que j’ai
fait des efforts, et que je la respecte et alors, malgré les saloperies que
j’ai fait, elle aussi elle me respectera, elle pourra pas se dire «tiens voilà
encore un merdeux à flinguer qui pue la sueur et qui s’est habillé dans une
poubelle ». Vous vous êtes pas dit ça, hein ? »
« Non, je ne me suis pas dit
ça, dit Matilda. Elle fit pénétrer le chargeur dans son arme. Je suis touchée
par votre délicatesse, vous avez quelque chose d’un vrai gentleman. »
En détournant la tête, l’homme
rougit légèrement ; très vite il enchaîna, désignant le revolver.
« C’est
un .45 ? »
Matilda hocha la tête. L’homme
hésitait. Il paraissait gêné. Il se passa de nouveau la main dans ses cheveux
noirs et brillants.
« Vous n’avez rien
d’autre ? »
Matilda s’accroupit et sortit un
petit revolver d’un holster fixé à sa jambe.
« Voilà un .22. »
« Je préfère le .22 au .44
si ça ne vous dérange pas. »
« Comme vous voulez. Mais vous
allez plus souffrir avec le .22 est une arme moins véloce… Il se pourrait même
que vous agonisiez quelques secondes. Pour éviter ça, je pourrais tirer
plusieurs balles, mais… le .44 est le plus efficace : une balle suffit.
Votre femme a insisté pour que votre mort soit sans douleur. Elle ne vous en
veut pas au point de vous torturer. »
« Je me suis mal conduit je
le sais, mais je l’aime quand même vous savez ? »
« Je sais. »
« Je ne dis pas ça pour que
vous m’épargniez, c’est juste ce que je pense. Je la comprends. Je comprends
qu’elle vous ai engagé. Parce qu’elle devait m’aimer drôlement pour aller
jusqu’à ce point là. Je m’en rends compte seulement maintenant combien elle
m’aimait. Et vous savez, je l’aime aussi fort. Vous pourrez lui
dire ? »
« Bien sûr. »
L’homme essuya la sueur sur son
front.
« J’ai peur que le .44 soit
moins propre, enfin… avec ce calibre, ça va forcément gicler, il va y avoir de
la cervelle, du sang sur mon costume neuf, et merde… Excusez-moi…. mais… je
comptais bien le garder pour mon enterrement, et jamais je ne serai enterré
avec s’il est couvert de sang. »
« Je suis vraiment désolée.
Il faut choisir : le .44 vous fera moins souffrir, mais c’est vrai que ce
n’est pas une arme propre, le .22 est un pistolet de gentleman, et les
gentlemen ratent leurs suicides… Le .44 est la meilleure solution. Je suis
désolée. Je ferais tout mon possible pour ne pas vous tacher. »
« Vous ne pourriez pas
m’étrangler ? » demanda l’homme, les yeux pétillants, comme s’il
venait de trouver la solution d’un problème.
« Ce n’est pas une demande
habituelle, mais rien ne s’y oppose. Je vous préviens : ce ne sera pas une
partie de plaisir. »
-« Je préfère, oui, c’est
beaucoup mieux. »
« Ou je peux vous briser la nuque.
C’est rapide, pas trop douloureux. »
« Non, non… La
strangulation, c’est très bien ».
Avec beaucoup d’application,
l’homme enleva son chapeau, le posa sur le sèche-mains, et tendit son cou à
Matilda. Celle-ci arracha une ficelle qui pendait d’une grille d’aération, la
fit claquer pour tester sa qualité, et la passa délicatement autour du cou de
l’homme. Elle commença à serrer, mais s’arrêta au bout de quelques secondes.
« Il y a un
problème ? » bafouilla l’homme, reprenant son souffle.
« Si vous ne voulez pas vous
salir, il vaudrait mieux que vous alliez aux toilettes. La strangulation peut
provoquer des désordes intestinaux importants. »
« Ne vous inquiétez pas, ça
fait trois jours que je ne mange plus. »
« Vous êtes vraiment
parfait. On continue ? »
« Attendez, dit l’homme en
enlevant la cordelette autour de son cou. Je ne veux pas vous embêter, mais je
crois que je vais plutôt choisir le pistolet. Je viens de penser que quand on
pend un homme, il a une réaction physique, vous savez, comment dire… il bande.
C’est connu, les pendus ont des érections. Et ça, ça me gêne, vous comprenez
c’est une question de pudeur. Je ne peux pas imaginer mon cadavre allongé ici,
avec une bosse au pantalon. Le pire c’est si ça redescend pas, si ma femme me
voit comme ça à la morgue elle va soupçonner dieu sait quoi, non je ne peux
pas, je suis désolé. Le pistolet ira très bien, vous aviez raison. Ça ne vous
dérange pas ? »
« Non, je comprends. »
« Attendez deux secondes,
s’il vous plaît. »
L’homme sortit une petite boîte de
la poche de sa veste et prit deux boules Quies qu’il mit dans ses oreilles.
« Je suis prêt. Je suis
prêt, mademoiselle. »
Alors Matilda assassina l’homme
au beau costume noir. Elle le rattrapa avant qu’il tombe et le déposa
délicatement sur le sol, resserra sa cravate de soie, croisa ses mains sur son
plexus, corrigea une mèche rebelle. Puis, elle lui ferma les yeux. On avait à
peine entendu le bruit de la détonation, l’ouverture d’une bouteille de
Champagne aurait fait plus de bruit. Matilda sortit un mouchoir de sa poche, le
posa sur la blessure mortelle de l’homme, appuya avec sur son cœur pour
empêcher le sang de couler. Elle mit les mains du mort sur le mouchoir et posa
son chapeau par dessus.
Matilda sortit des toilettes pour
dames sans fermer la lumière, glissa furtivement une pièce dans le juke-box,
tapa sur deux touches, passa devant le comptoir derrière lequel le vieux barman
pleurait, les mains en sang, des débris de verre à la main. Elle fit voler un
billet sur le comptoir. Cela aurait pu aussi bien être un coup de vent :
comme personne n’avait vu une jeune femme entrer un quart d’heure plus tôt,
personne n’aurait eu l’idée de la voir sortir. A l’intérieur du restaurant,
personne n’entendit les premières notes d’une vieille chanson d’amour d’Otis
Redding jouées pour un mort.
Matilda resta un instant devant
le snack ; une limousine noire passa doucement devant elle. Matilda ouvrit
la portière d’une vieille voiture bleue ; au volant, un homme mit le
contact.
(Texte écrit pour un recueil de
nouvelles ; traduit en allemand et publié par Wagenbach verlag).
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