Méditation sur un balai.
Jonathan Swift
Ce simple bâton, que
vous voyez ici gisant sans gloire dans ce coin négligé, je l’ai vu jadis
florissant dans une forêt : il était plein de sève, plein de feuilles
et plein de branches, mais à présent, en vain l’art diligent de l’homme
prétend lutter contre la nature en attachant ce faisceau flétri de
verges à son tronc desséché : il n’est tout au plus que l’inverse de ce
qu’il était, un arbre renversé sens dessus dessous, les rameaux sur la
terre, et la racine dans l’air ; à présent il est manié de chaque
souillon, condamné à être son esclave, et, par un caprice de la
destinée, sa mission est de rendre propres les autres objets et d’être
sale lui-même : enfin, usé jusqu’au tronçon entre les mains des
servantes, il est ou jeté à la rue, ou condamné, pour dernier service, à
allumer le feu. Quand je contemplai ceci, je soupirai, et dis en
moi-même : certainement l’homme est un balai !
La nature le mit au monde fort et vigoureux, dans une condition
prospère, portant sur sa tête ses propres cheveux, les véritables
branches de ce végétal doué de raison, jusqu’à ce que la hache de
l’intempérance ait fait tomber ses verdoyants rameaux et n’ait plus
laissé qu’un tronc desséché. Alors il a recours à l’art, et met une
perruque, s’estimant à cause d’un artificiel faisceau de cheveux (tout
couverts de poudre) qui n’ont jamais poussé sur sa tête ; mais en ce
moment, si notre balai avait la prétention d’entrer en scène, fier de
ces dépouilles de bouleau que jamais il ne porta, et tout couvert de
poussière, provint-elle de la chambre de la plus belle dame, nous
serions disposés à ridiculiser et à mépriser sa vanité, juges partiaux
que nous sommes de nos propres perfections et des défauts des autres
hommes.
Mais un balai, direz-vous peut-être, est l’emblème d’un arbre qui se
lient sur sa tête ; et je vous prie, qu’est-ce qu’un homme, si ce n’est
une créature sens dessus dessous, ses facultés animales perpétuellement
montées sur ses facultés raisonnables, sa tête où devraient être ses
talons, rampant sur la terre ! Et pourtant, avec toutes ses fautes, il
s’érige en réformateur universel et destructeur d’abus, en redresseur de
griefs, il va fouillant dans tous les recoins malpropres de la nature,
amenant au jour la corruption cachée, et soulève une poussière
considérable là où il n’y en avait point auparavant, prenant tout le
temps son ample part de ces mêmes pollutions
qu’il prétend effacer ; ses derniers jours se passent dans l’esclavage
des femmes, et généralement des moins méritantes : jusqu’à ce qu’usé
jusqu’au tronçon, comme son frère le balai, il soit jeté à la porte, ou
employé à allumer les flammes auxquelles d’autres se chaufferont.
Voici à quelle occasion fut composée cette fameuse parodie.
Lors des visites annuelles que Swift fit à Londres, raconte le
docteur Thomas Sheridan, il passait une bonne partie de son temps chez
lord Berkeley, officiant comme chapelain de la maison, et assistant lady
Berkeley dans ses dévotions particulières, après lesquelles le docteur,
sur sa demande, avait coutume de lui faire quelque lecture morale ou
religieuse. La comtesse, à cette époque, s’était prise de belle passion
pour les Méditations de M. Boyle, et était déterminée à les lire
d’un bout à l’autre de cette manière ; mais comme Swift était loin
d’avoir le même goût pour ce genre d’écrits, il fut bientôt las de sa
tâche, et, une lubie lui passant par la tête, il résolut de s’en
débarrasser de façon à égayer la maison, pour qui la plaisanterie
n’était pas un moindre régal. La première fois qu’il eut à lire une de
ces Méditations, il profita d’une occasion pour emporter le
livre, et y insérer adroitement une feuille, sur laquelle il avait
écrit sa propre Méditation sur un balai : après quoi, il eut soin de
remettre le livre à sa place ; et, lorsqu'à la séance suivante, mylady
lui demanda de continuer la lecture, il ouvrit le volume à l'endroit où
il avait inséré le papier, et lut avec beaucoup de sang-froid :
« Méditation sur un balai. » Lady Berkeley, un peu surprise de
l'étrangeté du titre, l'arrêta en répétant : « Méditation sur un balai !
Quel singulier sujet ! Mais qui peut savoir les enseignements utiles
que ce merveilleux homme est capable de tirer des choses en apparence
les plus triviales. Voyons, je vous prie, ce qu'il dit là-dessus. »
Swift alors, avec un sérieux imperturbable, se mit à lire la Méditation,
du même ton solennel dont il avait débité les précédentes. Lady
Berkeley, ne se doutant pas du tour qu'il lui jouait, tout entière à ses
préventions, exprimait de temps en temps, pendant cette lecture, son
admiration pour cet homme extraordinaire, qui savait tirer de si belles
réflexions morales d'un sujet si méprisable... Bientôt après, des
visites étant survenues, Swift saisit un prétexte pour se retirer,
prévoyant ce qui allait arriver. Lady Berkeley, pleine de son sujet,
entame l'éloge de ces divines Méditations de M. Boyle. « Mais, dit-elle,
le docteur vient de m'en lire une qui m'a surprise plus que tout le
reste. » Quelqu'un de la compagnie demanda quelle était celle dont elle
voulait parler. Elle répondit aussitôt, dans la simplicité de son cœur :
« C'est cette excellente Méditation sur le balai. » Les assistants
s'entreregardèrent avec surprise, et eurent peine à s'empêcher de rire.
Mais tous s'accordèrent à dire qu'ils n'avaient jamais ouï parler de
cette Méditation. « Sur ma parole, reprit la dame, la voici ; regardez
dans ce livre, afin de vous convaincre. » Un d'eux ouvrit le livre, et
l'y trouva en effet, mais de la main de Swift, sur quoi ce fut un
éclat de rire général ; et mylady, le premier étonnement passé, goûta
la plaisanterie autant que qui que ce soit, disant : « Quel infâme tour
m’a joué ce coquin ! Mais voilà comme il est, il n’a jamais su résister à
faire une plaisanterie. » L’affaire n’eut pas de suite plus sérieuse,
et Swift, comme on pense bien, ne fut pas mis en réquisition pour lire
le reste du volume.
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